

Hibou TV Show
Une proposition de Jean-Alain Corre avec la complicité de Gaëlle Obiégly
Sur la scène d’un plateau de télévision déserté, un semblant d’Alf ¹ git, attendant son éventuel retour sur les ondes. Molle effigie d’une gloire cathodique quelque peu désuète autant que controversée, le muppet apparaît en rébus d’une activité télévisuelle suspendue dans l’attente de sa possible reprise. Au sein d’un dispositif scénographique composé de textiles flottants² , entre une table de studio faite de boîtes à pizza, une série d’écrans diffusant les images de la chaîne Hibou TV et son émission phare, des costumes abandonnés çà et là et une régie technique inoccupée, se déploie un environnement liminal qu’habite maladroitement la figure familière de l’extraterrestre.
À mi-chemin entre le décor de talk-show et l’installation, la nouvelle proposition de l’artiste Jean-Alain Corre à Bétonsalon invite autant à la rêverie qu’à l’action. Prise entre la nostalgie d’un mass media à l’obsolescence annoncée et un désir d’investir et de poursuivre le jeu télévisuel, l’exposition donne à voir les restes du Hibou TV Show³ , une émission aux allures fantasmatiques, coécrite avec l’auteure Gaëlle Obiégly, qui voit se côtoyer Alf, une grand-mère, un livreur de pizza qui deviendra présentateur TV, de vieilles publicités, les actualités, l’amour, le monde du travail et les astres. En adoptant la forme du talk-show, émission télévisée entièrement centrée sur l’acte de conversation lui-même (the talk is the show), Jean-Alain Corre poursuit une exégèse poétique, tâtonne et bavarde de la télévision.
« Hibou TV Show » se place dans la filiation des « télévisions d’accès public », développées par des collectifs d’artistes au cours des années 1970 en particulier aux États-Unis. La boîte télévisuelle y devient à la fois une caisse de résonance pour des problématiques sociales et politiques peu relayées par les chaînes mainstream, et un laboratoire de formes plus expérimentales à l’intersection de différents genres médiatiques⁴ . Se revendiquant d’une certaine esthétique do-it-yourself et d’un humour potache, ces collectifs font la part belle aux effets de distorsion, disruption et brouillage du flux vidéo. En parodiant certaines émissions populaires, en spectacularisant des performances artistiques et en intégrant des « hors champs » qui dévoilent l’envers du décor et l’équipe technique, ils exposent la mécanique de production des images dans toute leur matérialité et leur grammaire visuelle.
Par sa mise en scène modulaire, sa nature profondément collaborative et sa grille de programmation malléable, la chaîne Hibou TV se veut cumulative et auto-réflexive. Elle accueille des vidéos co-réalisées avec des enfants, des familles, des élèves (avec l’école élémentaire Émile Levassor, Paris, 13ème), des étudiant·es et travailleur·ses de l’Université Paris Cité et de l’École nationale supérieure d’arts de Paris Cergy, ainsi qu’avec l’équipe de Bétonsalon. Aux côtés de ces vidéos se déploient d’autres formats — capsules, mires, bandes images générées avec une IA — qui viennent déployer un imaginaire commun de la télévision populaire. On y retrouve les références à des émissions emblématiques (Tournez Manège, Le Juste Prix, Le Bigdil), à des films de l’après-midi (Sister Act, Ghost), aux séries et sitcoms (Beverly Hills, Premiers baisers, Hartley, cœurs à vif), ainsi qu’à des réclames d’antan. Ensemble, ces matériaux contribuent à étendre et enrichir le lore⁵ de Jean-Alain Corre. Ce « fond de poche » de la télévision, hérité d’une époque et de ses affects aussi joyeux qu’aliénants, est ressaisi ici dans une approche hantologique⁶ et sensible.
Ces productions collectives seront diffusées à la fois dans l’espace d’exposition et en streaming. Le choix d’un second canal de diffusion, via la plateforme Twitch — où se rassemblent des communautés actives autour de formats notamment hérités de la télévision — répond à un double objectif : s’infiltrer dans un réseau existant en jouant avec ses codes et favoriser une forme d’interaction directe avec les internautes via la logique du feedback (et du commentaire instantané en ligne) au cœur des « télévisualités » expérimentées dans le champ artistique⁷ . Derrière ce basculement technologique, on observe pourtant un glissement des affects : les émissions populaires d’hier semblent habiter, voire hanter les productions audiovisuelles d’aujourd’hui, dans un mouvement nostalgique, réel ou feint, brouillé par les mirages que l’intelligence artificielle génère à partir de ses vestiges mémoriels flottant dans nos esprits. (pour transformer la télévision en un terrain de lutte médiatique et un outil de déconstruction de certains tropes culturels. ? )
Avec la Hibou TV, Bétonsalon devient dès lors le plateau d’un talk-show résolument ouvert, où l’improvisation tient un rôle central. Jusqu’au-boutiste dans la dimension collective de son dispositif, Jean-Alain Corre invite également l’équipe de Bétonsalon à occuper ce plateau. Dans une horizontalité joyeusement foutraque, tout ce qui se passera à Bétonsalon pourra — ou devra ? — se prêter au jeu de la mise en scène télévisuelle : conférences, arpentages, rencontres, ateliers, visites, réunions, etc., déjouant par-là les hiérarchies instituées entre ce qui se donne à voir au centre d’art et ce qui se passe dans les hors-champs de l’institution. Animée par des acteur·ices non professionnel·les et autres téléphiles excité·es, la chaîne Hibou TV explore la malléabilité des rôles et les dynamiques d’apprentissage collectif. À travers ce prisme, nos programmes se reconfigurent, nos positions se réajustent entre salle, plateau et coulisses, cherchant de nouvelles formes de redistribution. Il s’agira de fabriquer des shows amateurs et d’y jouer avec sérieux, pour y trouver en retour le miroir déformant de nos propres organisations et projections. Jouer à faire de la télévision sera ici aussi important que les images produites (the making is the show).
En mobilisant les codes et le paradoxe de proximité que confère le talk-show, Jean-Alain Corre crée avec « Hibou TV Show » un terrain pour explorer les contradictions de nos expériences télévisuelles. Il poursuit ainsi le travail entamé par Johnny, sorte d’avatar fictif de l’artiste et « anti-héros un peu weirdo »⁸ , qui déjà multipliait les tentatives pour « continuer de faire vivre (ces) machine(s) »⁹ qui animent nos quotidiens, nos rythmes et nos imaginaires.
Dans sa démarche obstinée pour « transcrire la syncope vaporeuse d’une certaine époque »¹⁰ , le « Hibou TV Show » nous invite à nous enfoncer dans la boîte noire de nos fantômes télévisuels comme pour cesser d’en lécher la surface et mieux jouer de ses « promesses de scintillements ».¹¹
Vincent Enjalbert, Elena Lespes Muñoz et Émilie Renard
¹ Alf est une célèbre marionnette de la sitcom éponyme, créée par Paul Fusco et Tom Patchett sur NBC, qui marqua les années télévisuelles américaines de la fin des années 1980.
² Les pièces textiles de l’artiste sont assemblées avec la collaboration de Marie Descraques.
³ Suite d’un premier épisode enregistré dans l’exposition « Hibou d’espelette », à la galerie Valéria Cetraro en 2024, pour sa première édition, le Hibou TV Show invitait plusieurs personnes à jouer leurs propres rôles : la galeriste Valéria Cetraro dans le rôle de la présentatrice et productrice, l’auteure Gaëlle Obiégly, les commissaires d’exposition et critiques Franck Balland et Liza Maignan et enfin, l’artiste Jean-Alain Corre alias la Panthère Rose/Tony Conrad.
⁴ Les télévisions d’accès public s’inscrivent dans le sillon du mouvement des Guerilla TV, théorisé par Michael Shamberg en 1971, qui invite à reconsidérer les modes de production de l’information.
⁵ Le terme « lore », dérivé de l’anglais « folklore », désigne à l’origine un ensemble de savoirs, de récits et de traditions, souvent transmis oralement, qui définissent un contexte ou un univers fictionnel. Très courant sur des plateformes de streaming comme Twitch ou dans le milieu du jeu vidéo, il a progressivement acquis un sens plus large : celui d’un ensemble de références, de codes et d’histoires partagés par une communauté qui se reconnaît dans un même objet culturel.
⁶ L’hantologie est un concept développé par le philosophe et critique culturel Mark Fisher pour parler de la manière dont le présent est hanté par le passé : les formes culturelles du passé ne cessent de ressurgir comme des fantômes toujours en devenir qui nous obligent avec insistance à percevoir le monde actuel par le prisme de ce qui n’est plus. Voir Mark Fisher, Spectres de ma vie. Écrits sur la dépression, l’hantologie et les futurs perdus, trad. Julien Guazzini (Entremonde, 2021). Nous en proposerons un arpentage collectif le vendredi 3 avril 2026.
⁷ Voir David Joselit, Feedback, Television against Democracy (The MIT Press, 2010).
⁸ Franck Balland, texte de l’exposition « Hibou d’Espelette » à la galerie Valéria Cetraro où l’auteur évoque « l’éclatante disparition » de Johnny dans le travail de l’artiste.
⁹ Jean-Alain Corre dans une interview parue dans Slash, décembre 2023. Consultée en ligne le 4 décembre 2025 : https://slash-paris.com/articles/jean-alain-corre-interview-galerie-valeria-cetraro
¹⁰ Jean-Alain Corre dans une interview fictive avec Isa Gentzken, Initiales n°11, mai 2018.
¹¹ Ibid.
Jean-Alain Corre
Né en 1981 en France, vit et travaille à Paris. Sa démarche artistique s’articule autour de ce qu’il appelle des Episoddes, à partir de scénarios écrits ou dessinés autour du personnage fictif Johnny, qui agit comme une matrice au cœur de sa production sous la forme de peintures, sculptures et performances. Les matériaux de l’art transforment ces expériences hallucinées en environnements hybrides, où se lit l’emprise d’un quotidien normalisé sur la construction des désirs individuels. Nommé au Prix Ricard en 2014, Jean-Alain Corre a exposé à la 5ème édition de la Biennale d’art contemporain de Rennes (2016), au Palais de Tokyo « Futur, ancien, fugitif » à Paris (2019-2020), à Pauline Perplexe (2018), à la Galerie Valeria Cetraro et au FRAC Nouvelle-Aquitaine Méca (2023).
Gaëlle Obiégly
Née à Chartres en 1971, vit et travaille à Paris. Elle suit une formation en Histoire de l’art à la Sorbonne avant d’obtenir un diplôme de russe à l’INALCO à la fin des années 1990. Performeuse et écrivaine, Gaëlle Obiégly a publié douze livres aux éditions Gallimard-L’Arpenteur, Verticales, Christian Bourgois et Bayard. Elle poursuit une œuvre littéraire singulière, attachée à une forme de récit de soi impersonnelle, qui interroge le langage et l’acte de parole, entremêlant la fiction, l’art, la vie et la fabulation. En 2014, elle reçoit le prix Mac Orlan.
Cette exposition reçoit le soutien du Centre National des Arts Plastiques (CNAP), avec la participation de l’École nationale supérieure d’arts de Paris Cergy (ENSAPC), d’Université Paris Cité (Pôle Culture) et de l’École élémentaire Émile Levassor (Paris, 13ème).
Samedi 24 janvier, de 14h à 17h (avec une pause goûter)
Workshop enfants, ados & familles (à partir de 5 ans)
Avec l’artiste Jean-Alain Corre et l’auteure Gaëlle Obiégly
Inscription obligatoire : publics@betonsalon.net
Une émission TV de Jean-Alain Corre avec la complicité de Gaëlle Obiégly à l’écriture.
Tournage live en public.



