Entretien avec l’artiste
Entretien avec Abdessamad El Montassir, Émilie Renard et Mathilde Belouali-Dejean
Émilie Renard : Peux-tu te présenter et préciser le sens de Trab’ssahl, qui donne son titre à l’exposition ?
Abdessamad El Montassir : Trab’ssahl signifie la « terre de l’ouest » en hassanya. Ce terme désigne le territoire sahraoui dont je suis originaire. D’un côté, il est nommé Sahara occidental, de l’autre, Sahara marocain. Mais sur place, on le nomme Trab’ssahl. En français, je l’appelle Sahara au sud du Maroc, comme une géolocalisation plutôt qu’une appartenance.
C’est dans cet espace géographique que s’ancrent les projets que je développe et qui sont présentés à Bétonsalon. Ils se construisent dans le partage avec des habitant·es et des poètes, autour de différentes questions politiques, culturelles et sociales.
Dans leur ensemble, mes projets ouvrent sur une multitude de lectures et d’appréhensions au lieu de figer un récit unique. Les poésies, les récits oraux, les micro-histoires qui parcourent ce territoire y ont une place majeure, tant dans la recherche et l’écriture que dans la production finale. Ce sont des archives vivantes en constante évolution qui acceptent le manque ou l’oubli, et cette archive ouverte est une source d’inspiration immense pour moi. L’oralité et ses manières de raconter et de transmettre l’Histoire occupent une place centrale dans mes processus de travail.
ÉR : Les déplacements de populations nomades, sédentarisées dans des pôles urbains, ont eu pour effet d’interrompre des transmissions et de créér des ruptures entre les générations. Quelle place attribues-tu à cette rupture dans ton travail ?
AEM : Il y a en effet eu une rupture entre les modes de vie de nos parents et ceux de notre génération, mais des sédiments subsistent et c’est sur ces sédiments que je me concentre pour tenter de creuser les questions et recréer des ponts. Dans cet ensemble, comme je le disais, la poésie tient une place centrale : elle est un vrai liant, un outil de transmission et d’historisation. Dans le désert, nous sommes amené·es à traverser les territoires, et donc à apporter avec soi uniquement les éléments les plus légers et vitaux. Les éléments les plus importants à mon sens dans ce contexte, ce sont les mots : ils sont immatériels et ils peuvent voyager. Mais s’ils sont légers physiquement, ils ne le sont pas sur le plan sémantique. En outre, les savoirs oraux ne sont jamais fixes, géographiquement parlant, mais aussi dans leur contenu. Ils sont une matière en constant mouvement, qui se régénère, oublie, recrée. Ils acceptent de ne pas tout posséder, ne pas tout connaître et tout figer. Cela fait partie de leur essence même et cette manière d’envisager les savoirs et notre rapport à eux est extrêmement puissante. Dans cette dynamique, je suis très intéressé par la manière dont le hassanya a pu trouver des moyens poétiques pour porter des histoires politiques ou culturelles qui sont peu, voire pas, racontées autrement. Cet intérêt pour le langage et pour la manière dont il parvient à créer des métonymies est à l’origine de ce que je fais maintenant. Une autre chose importante que l’on retrouve dans la poésie du Sahara et qui est déterminante dans ma manière d’envisager la vie, est la place privilégiée que tiennent les plantes, les vents, les pierres, le sable, les étoiles et les animaux, comme identités à part entières. Tous sont considérés comme porteurs et transmetteurs de récits, au même niveau que les humains. Ces éléments ont chacun des trajectoires différentes, mais nous évoluons dans un même territoire dont nous partageons les histoires et les traumatismes. Nous nous exprimons tous·tes mais dans des temporalités qui nous échappent mutuellement. Je tente, avec mes projets, d’inclure cette matière qui se dérobe, ce manque, comme autant de récits existants même s’ils ne sont pas « traduits ».
ÉR : Est-ce que tu trouves dans la langue, dans ses usages et ses évolutions, une méthode pour ton travail ?
AEM : Dans un certain sens oui. Dans la poésie, par exemple, la manière dont sont racontées les histoires est toujours très subtile : les choses douloureuses ou difficiles sont dites de telle façon qu’elles restent ouvertes, qu’elles ont plusieurs niveaux de lecture. Il y a cette malléabilité possible dans le langage, que j’essaie aussi d’appliquer à l’image.
Mathilde Belouali-Dejean : Pour tes films, tu es souvent confronté au silence, à la complexité de parler ou à la volonté de ne rien dire. Plusieurs d’entre eux s’ouvrent sur des personnages qui disent ne pas vouloir parler, Galb’Echaouf (2021) et Trab’ssahal (2022-2023) notamment. Dans ce contexte, comment est-ce que tu fais œuvre de cette difficulté de parole ?
AEM : Je suis souvent confronté à un besoin de rester silencieux de la part des humains. Je le prends vraiment comme quelque chose qui motive ma recherche et ma production : c’est un choix et un droit de ne pas transmettre son histoire. Révéler une histoire qui a pu être traumatique, c’est aussi raconter sa propre faiblesse et son humiliation. Dans ma démarche, j’essaie de travailler en mettant toujours devant moi ce droit à l’oubli revendiqué par nos aîné·es. Mais je porte aussi le besoin de savoir des plus jeunes. Donc si nos parents ne veulent pas raconter, j’essaie de trouver d’autres manières de nous approcher d’une transmission possible. Dans cette dynamique, j’ouvre les récits et j’implique d’autres éléments capables de transmettre quand les humains restent muets.
ÉR : Tu convoques le « droit à l’oubli » comme une réaction à des événements traumatisants qui ne sont pourtant pas reconnus, ce droit est-il revendiqué par la population sur place ?
AEM : Cette notion de « droit à l’oubli » est à mettre en vis-à-vis avec ce que j’appelle « les récits fictionnels et viscéraux ». Je pense que ces deux choses sont complémentaires, parce qu’il y deux générations : une génération qui a tout vu et tout vécu mais qui ne veut pas parler. Je respecte ce droit à l’oubli, à l’opacité. Et une génération qui a envie de savoir ce qu’il s’est passé, qui a envie de connaître son histoire et son passé. Ce qui m’importe dans cette situation d’oubli, c’est d’observer comment ces histoires peuvent être transmises, malgré tout.
MB-D : Tu opposes donc les « récits viscéraux » à quelque chose qui est appris, acquis, qui est extérieur ?
AEM : J’utilise le terme viscéral au sens d’histoires que l’on ressent au plus profond de soi, même si elles ne nous ont pas été racontées. Elles sont là, présentes en nous, en latence, et elles impactent notre quotidien et nos projections. À un moment, je me suis beaucoup attaché à interroger l’influence de l’environnement sur l’expression d’un individu. Ce qui m’intéresse dans ce contexte est de voir comment des histoires qui ne sont pas racontées peuvent tout de même se transmettre de génération en génération. Et par conséquent, comment, dans la relation et le rapport émotionnel que nous avons avec nos proches, nous parvenons à recomposer et à créer des récits, malgré leurs silences et malgré l’oubli. Ces récits ont quelque chose d’imaginaire ou de fictionnel, ils sont ouverts ; ils ne sont pas basés directement sur des événements vécus ou racontés, mais ils sont pour moi un outil important.
MB-D : Concernant ton éthique et ta méthodologie, on peut revenir sur les conditions matérielles de réalisation de tes films. Qu’impliquent les aller-retours que tu fais entre ton lieu de résidence actuel et le Sahara ? Comment procèdes-tu, combien de temps restes-tu chaque fois sur place ? Qui sont les personnes relais que tu connais sur le territoire ? Comment les as-tu rencontrées ?
AEM : Il me paraît tout d’abord important de dire que j’ai grandi dans le Sahara. Je n’ai jamais quitté ce territoire jusqu’à mes 18 ans – âge auquel je suis parti étudier les Beaux-Arts dans le nord du Maroc. J’y retourne depuis très régulièrement. Mes racines profondes sont dans le Sahara : ma langue maternelle est le hassanya, j’ai grandi dans sa culture, ses paysages, son contexte. Le lien ne s’est jamais rompu et je ne me suis jamais déconnecté de son contexte qui m’habite. Depuis mon départ, je collabore avec trois amis d’enfance. Nous nous connaissons depuis toujours et cela facilite notre manière d’avancer dans le travail. La plupart des projets passent donc beaucoup par des discussions très intimes entre nous. L’un d’eux est d’ailleurs poète.
Chaque projet naît de rencontres faites sur le territoire. Les idées ne sont pas pré-écrites, elles émergent des échanges informels et quotidiens. Il y a toujours une volonté de laisser la parole (et les silences) aux expériences individuelles que je côtoie dans le Sahara. Par la suite vient l’écriture : une étape pour se repérer, déterminer ce qui pourrait émerger. Cette étape d’écriture, je la concrétise quand je ne suis pas dans le sud : la distance permet de laisser décanter les perspectives et de prendre du recul. Puis, je reviens poursuivre le projet mais en étant toujours extrêmement flexible. Je ne force jamais les choses, je ne cherche jamais à capter ce que je pensais trouver. Je laisse au contraire une place importante aux imprévus, à ce que je n’ai pu anticiper : ce sont précisément ces éléments que je garde systématiquement dans mes productions. Dans le film Galb’Echaouf, Dah, la personne âgée qui ouvre le film, est quelqu’un que je connais depuis mon enfance. Durant plus de cinq ans, je suis passé le voir à chacun de mes voyages, nous discutions, c’est tout. Et la vie continuait. Jusqu’au jour où il m’a demandé si j’avais ma caméra avec moi. J’ai répondu « oui » et il m’a dit : « tu peux filmer ». C’était important pour moi parce que ça venait de lui, parce qu’il a senti quelque chose. Et le résultat, c’est qu’il reste dans son silence, à sa manière, il raconte son refus. Pour moi, cela nous ramène à cette idée de « droit à l’oubli », mais aussi au silence comme réponse tangible face à des traumatismes.
ÉR : Récemment tu as été confronté à une source importante pour laquelle l’usage s’est avéré impossible. Il s’agit de Necessità Dei Volti, un ouvrage constitué au début des années 2000 par un collectif d’artistes et militant·es italien·nes, français·es, libanais·es qui a récolté 400 images parmi des milliers de photographies conservées au Musée de la Guerre de Tindouf, en Algérie provenant des soldats et civils Marocain·es tué·es ou fait·es prisonnier·ères dans les années 1970. Tu as pu consulter l’exemplaire conservé à la Bibliothèque Kandinsky – son étude a d’ailleurs été le point de départ de ta recherche pour la bourse ADAGP / Bétonsalon – en revanche, l’usage de cette archive t’a été refusé par le collectif qui l’a constituée. Comment ces obstacles au récit ou à la représentation prennent-ils place dans ton travail ?
AEM : Le refus, c’est une chose à laquelle je fais souvent face : soit parce que les gens me racontent des histoires qu’ils ne veulent pas transmettre, soit parce que je travaille à partir de fonds d’archives dont l’accès et l’utilisation sont interdits ou mal venus. J’ai l’impression que ces complexités et ces silences sont au cœur de mon travail. L’enjeu est alors de raconter de manière silencieuse, de donner une forme aux mutismes, et surtout de ne pas faire intervenir une parole trop affirmée qui viendrait figer, stéréotyper ou simplifier un récit. Mes projets restent fluides et proposent de naviguer. Ainsi dans ma démarche, la publication Necessità Dei Volti est uniquement un outil de recherche que j’aborde avec beaucoup de prudence. J’essaie toujours d’être très méticuleux, d’être certain de bien connaître et maîtriser les récits, les photos et les images que je mobilise. Chaque mot a son poids et son importance dans ce contexte. Les archives sont rares et celles qui me parviennent sont toujours des éléments de travail et non d’historisation dans ma recherche. Mes projets vont faire émerger des narrations constituées des sédiments laissés par tous les éléments que j’aurais rencontrés au cours de leur réalisation. Dans ce processus, j’essaye aussi de laisser une place pour ces obstacles auxquels je fais face.
ÉR : Pour ce qui concerne l’ouvrage Necessità Dei Volti, tu fais face à deux obstacles de nature différentes : d’une part celle d’un État, le Maroc, qui a déjà refusé la présentation publique de cette archive lorsque le Centre Pompidou avait montré cet ouvrage en 2018. D’autre part, celle du collectif qui porte une suspicion générale vis-à-vis d’un art qui opérerait une forme d’instrumentalisation ou de déréalisation de la situation politique dont cette archive est porteuse. À ces refus, s’ajoutent ceux qui te sont adressés par les témoins que tu as pu rencontrer. Il t’est difficile voire souvent impossible de montrer directement ces sources dans ton travail. Quels détours prends-tu dans ta recherche face à ces obstacles ?
AEM : On touche ici à une problématique importante. La question du Sahara est tellement sensible, qu’évoquer ce territoire est toujours complexe. Les seules personnes qui en parlent sont très polarisées et viennent cristalliser un discours et des positions figées. Finalement la vie, les savoirs et les récits des hommes et des femmes qui habitent ce territoire – ainsi que ce que devrait être leur destiné – sont toujours racontés par les autres. D’autres qui n’habitent pas sur place et qui, souvent, ne s’y sont jamais rendus. Leur positionnement, aussi bien-pensant soit-il, réduit encore plus les habitant·es du Sahara au mutisme, iels prennent la parole pour elleux. De mon côté, je cherche à ouvrir un espace d’expression pour les gens qui habitent sur place, même si cet espace d’expression devient souvent un espace de silence. Malgré ce silence, énormément de choses émergent et se transmettent : la place de la langue, le rapport aux éléments autres qu’humains, la poésie, mais aussi des géographies, des topographies, la végétation. Mes projets ne cherchent pas à figer un discours unique ou à prendre position de manière simpliste. Ils ouvrent au contraire sur un dialogue avec tous les possibles que cela entraîne. Les obstacles sont infinis car même ce postulat, qui cherche à faire un pas de côté, est pris d’emblée comme « pas assez identitaire », quel que soit le point de vue. C’est ce que m’a reproché le collectif informel par exemple. Donc aujourd’hui, je ne cherche plus à contourner les obstacles mais à les intégrer dans mon processus.
MB-D : Pourrais-tu revenir en particulier sur la pièce sonore que tu as réalisée avec Matthieu Guillin pour accompagner l’installation Al Amakine (2016-2020) ? Quels sont les bruits que vous avez collectés ? Comment les avez-vous mixés ensemble ? Il y a des sons qui semblent venir à la fois de la nature, du vent, du sable, des percussions et puis, il y a des voix, mais tout est mixé de façon à ce que plus rien ne soit vraiment reconnaissable. Il y a une forme d’abstraction à partir de choses, qui sont pourtant, bien réelles.
AEM : Nous voulions travailler sur l’idée de souffle coupé. Avec Matthieu Guillin, nous avons commencé par écouter les échanges que j’avais enregistrés et dans lesquels, la personne interviewée a toujours le souffle coupé et s’arrête de parler. Cette sensation de souffle coupé est aussi présente dans la poésie hassanya lorsqu’elle est clamée. Ce sont des passages qui m’intéressent beaucoup dans ce qu’ils transmettent sans dire, dans ce qu’ils disent de l’impuissance du langage. Nous nous sommes donc concentrés sur cela, sur ces souffles coupés, sur ces moments où le langage devient comme une pierre dans la gorge. Ces souffles et ces inspirations sont la base de la composition. Puis nous avons ouvert cette idée aux sons des autres éléments enregistrés, notamment le vent. En parallèle, nous avons travaillé avec une plante qui revient souvent dans mon travail : le daghmous. Le daghmous est d’ailleurs un des protagonistes du film Galb’Echaouf. Dans la poésie hassanya, on raconte que cette euphorbe était ouverte et fleurie, puis qu’elle a développé sa forme actuelle proche du cactus, comme une réponse au rude contexte extérieur. À l’aide de micros spéciaux et non invasifs, nous avons enregistré les sons émis par le daghmous. Ces enregistrements construisent eux-aussi une part importante de la pièce sonore Al Amakine. Pour résumer, cette pièce sonore est composée à partir de souffles coupés, de paroles impuissantes et de sons du daghmous, du vent et des pierres.
ÉR : Face à cette incapacité du langage à revenir aux faits, tu t’es tourné vers la mémoire cellulaire du daghmous comme un autre moyen d’accès à l’histoire. Peux-tu décrire comment le daghmous se fait-il aussi le témoin d’une histoire et de ses traumatismes, de quels récits est-il porteur ?
AEM : Pour moi, le daghmous est une plante qui a vécu tout ce qu’il s’est passé sur ce territoire et qui est restée sur place. En ce sens, elle est un témoin à considérer. D’ailleurs, Khadija, une des figures du film Galb’Echaouf, m’invite à m’orienter vers les plantes épineuses et vers les ruines, à les écouter pour reconstituer des événements précis. La poésie raconte beaucoup de choses sur ces identités non-humaines, considérées comme des individus à part entière dans le Sahara, porteurs et transmetteurs de récit. Tout cela fait que cette plante prend une place très importante. Comme toutes les autres plantes avec lesquelles je travaille, elles racontent des histoires, elles perçoivent les environnements mais s’expriment avec des formes et des moyens qui nous échappent en tant qu’humain·es.
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